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Essai 1 - Les fondements d'une réflexion philosophique

Introduction

Toute réflexion philosophique doit commencer à poser des bases sur laquelle elle s'appuiera, des axiomes indémontrables qu'elle devra tenir pour acquis, au moins dans un premier temps, afin de pouvoir bâtir dessus des raisonnements les plus rigoureux possibles. Bien avant la philosophie analytique dont Ludwig Wittgenstein fut le plus illustre représentant, René Descartes montra la voie avec d'une part son axiome de départ célèbre "Je pense, donc je suis", et d'autre part sa méthode de raisonnement.

L'ambition est ici de réitérer cette démarche. Orgueil démesuré ? Peut-on raisonnablement penser ajouter quoi que ce soit à plus de 2500 ans de philosophie, réfléchir à des sujets déjà maintes fois traités par les Maîtres de la philosophie ? A-t-on le droit de parler de l'Être en dehors d'Heidegger ? Peut-on commencer à écrire quoi que ce soit sans une licence de philosophie, sans avoir étudié dans le détail la pensée de chaque philosophe ?

La réponse est sans hésitation affirmative. Écrire permet d'ordonner ses pensées, et de progresser dans le réflexion, bien vite limitée autrement aux capacités limitées de notre mémoire de travail. Toute réflexion nécessite un support écrit, et il est totalement illusoire d'imaginer l'inverse. Imaginerait-on que la science ait pu avancer d'un pouce sans le secours de l'écrit ? Peut-on envisager ne serait-ce qu'un calcul sans le secours de l'écrit ? Non, pour résoudre un problème scientifique, il faut le secours du papier et du crayon. La philosophie serait-elle si simpliste que tout puisse se faire de tête ?

La question se déplace alors. Faut-il faire de la philosophie, plutôt que de laisser cet exercice aux spécialistes ? et faut-il faire lire ses écrits à d'autres, plutôt que de garder pour soi ce qui ne sera sûrement qu'élucubrations et au mieux redécouverte de concepts déjà analysés de fond en comble et de manière magistrale par d'autres philosophes ?

La réponse à la première question est là encore affirmative, sans ambiguïté, même si chacun a le choix de ses activités. Faire de la philosophie, c'est réfléchir à autre chose que nos problèmes immédiats et quotidiens, refuser de se laisser imposer ses idées de l'extérieur pour se bâtir soi-même ses propres convictions. Pour reprendre les concepts d'Heidegger, faire de la philosophie, c'est stopper sa fuite dans la quotidienneté et l'absorption par le "on" (on dit que, on doit...) pour revenir à l'authenticité de l'Être. Plus prosaïquement, c'est également être à même de remplir pleinement son rôle de citoyen en se déterminant au-delà des slogans politiques creux et des publicités racoleuses. C'est enfin retrouver, ou au moins rechercher le vrai sens de sa vie.

Mais ne serait-il pas meilleur de faire de la philosophie en se contentant de lire les grands auteurs classiques, au lieu d'écrire soi-même ? On disposerait alors bien d'un support écrit, sans avoir la peine de rédiger soi-même quelque chose, et sûrement de bien meilleure qualité. En fait, la réponse est ici double : bien sûr, il ne faut pas négliger la lecture, et non seulement la lecture de philosophes, mais également la lecture d'ouvrages plus terre à terre qui nous permettent de nous réancrer dans le monde réel. Il est en effet illusoire de prétendre philosopher dans l'absolu, en s'abstrayant du monde réel, c'est le meilleur moyen de tourner en rond. Et il n'est pas interdit non plus de lire des ouvrages philosophiques nous permettant d'enrichir notre réflexion, à condition bien entendu de les comprendre. Comprendre, c'est en fait là que la bât blesse. Lire un livre jusqu'au bout n'est absolument pas la garantie de l'avoir compris et assimilé. Combien de personnes ayant lu Heidegger avouent n'y avoir rien compris ?

La compréhension d'un texte passe par la reformulation de ses idées dans son propre langage, et la capacité à rebâtir le raisonnement présenté. On ne peut être certain d'avoir compris un ouvrage que si on est capable de le réécrire, ou de le synthétiser, sans paraphraser l'auteur. On en revient alors encore et toujours à l'écriture. De la compréhension, il faut ensuite passer au stade suivant, l'opinion personnelle, voire la critique. Comment, la critique ? Aurait-on l'outrecuidance de critiquer le Maître, qu'il s'agisse d'Aristote, d'Heidegger ou de Wittgenstein ? et pourquoi pas ? si on part du constat que les différents philosophes reconnus ne sont pas d'accord entre eux, et que ce désaccord ne porte pas vraiment sur des points de détail, comment pourrait-on être d'accord sans distinction avec tous ? une des solutions possibles est bien sûr de choisir, et d'adhérer par exemple à l'ensemble des admirateurs d'Heidegger, pour qui tout autre philosophe n'arrive pas à la cheville du Maître, et rejeter ainsi les autres philosophes, considérés alors au mieux comme d'aimables amateurs. Une telle attitude d'alignement inconditionnel est cependant très réductrice, s'apparentant plus au fanatisme qu'à la véritable philosophie. L'admiration pour les idées d'un philosophe ne doit déjà pas se confondre avec l'admiration du philosophe lui-même (particulièrement pour Heidegger), elle ne doit pas se contenter d'adoration passive, mais au contraire doit chercher à faire vivre ces idées, à leur trouver de nouveaux développements, de nouveaux champs d'application. Et pour cela encore, il n'y a que l'écriture...

La réponse à la deuxième question, savoir s'il faut diffuser ses écrits ou les garder pour soi, n'appelle pas de réponse aussi tranchée. Il fut une époque où certains penseurs gardaient jalousement secrets leurs écrits et leur découvertes, par peur d'être copiés, et jugeant peut-être également les autres indignes d'en prendre connaissance, à moins que ce ne soit par peur de la critique. Aujourd'hui, tout le monde écrit, philosophe, scientifique, mais aussi star et homme politique, pour faire partager ses idées, ou plus prosaïquement pour se mettre en valeur. Si encore hier, se faire publier relevait du parcours du combattant pour les illustres inconnus, sauf à financer eux-même l'édition de leur livre sans garantie de le retrouver dans les librairies, Internet offre aujourd'hui à chacun quasiment gratuitement la possibilité de mettre ses ouvrages à la disposition de tous (ou du moins des utilisateurs d'Internet, de plus en plus nombreux). Dès lors, à partir du moment où on a écrit quelque chose dont on pense, à tort ou à raison, qu'il est susceptible d'intéresser autrui, il paraît naturel de l'insérer dans ce qui constitue la plus grande bibliothèque de tous les temps. Vanité ? sans doute aussi, mais également sentiment d'ajouter sa pierre à l'édifice, même si cette pierre n'est en fait qu'un petit caillou.

Démarche philosophique

La démarche philosophique doit tout d'abord être rigoureuse, claire et compréhensible. Il n'est pas inutile de rappeler ces principes qui sont malheureusement oubliés par nombre de philosophes qui semblent prendre un malin plaisir à utiliser des mots introuvables dans le dictionnaire. Le critère de compréhension oblige à utiliser un mot simple plutôt qu'un mot inconnu, voire un mot forgé de toute pièce. La justification donnée est souvent que la démarche philosophique introduit de nouveaux concepts qui n'ont pas d'équivalents dans la langue de tous les jours. Si on peut accepter cette explication pour quelques mots, cette tolérance doit s'accompagner de l'obligation de définir précisément ce mot, voire de constituer un lexique, afin de permettre au lecteur d'en assimiler le sens et de ne pas buter dessus à chaque paragraphe. Il ne faut cependant pas perdre de vue que définir un nouveau concept éloigne la pensée de la réalité à laquelle elle doit rester attachée sous peine de se perdre dans le non-sens.

La rigueur et la clarté constituent l'autre principe du raisonnement, qu'il soit philosophique, scientifique ou autre. On ne se lassera pas de lire et relire ces quelques vers de Boileau :

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Sans clarté du raisonnement, comment y introduire la rigueur nécessaire, qui distingue justement le raisonnement du slogan ? Mais même la clarté ne suffit pas à garantir la rigueur. Le passage d'un argument à une conclusion devra être soigneusement justifié. Dans un texte, les signaux d'alerte du manque de rigueur retentissent souvent lors de l'utilisation du concept d'évidence. Lorsque l'on rencontre une expression du type "il est évident que", on peut tenir pour quasiment certain que la conclusion n'est en fait pas si évidente que cela. Mieux vaut dans ce cas avouer les points faibles du raisonnement, la philosophie n'est pas la science et les règles de raisonnement utilisées ne sont pas toujours intangibles, s'agissant le plus souvent de concepts qualitatifs non mesurables. En philosophie, il sera rare de pouvoir obtenir une preuve absolue, et on se contentera généralement d'un faisceau concordant de présomptions.

Il n'est pas inutile ici de rappeler les grands points de la méthode de Descartes :

Descartes pratique le doute systématique sur la véracité des concepts et il recherche une base de départ dont la vérité soit établie. La seule vérité qui ne puisse être remise en cause est justement ce doute, car même si on doute de douter réellement, on doute quand même. Et pour douter, il faut penser, ce qui constitue donc cette base de départ recherchée. "Je pense, donc je suis".

Dans sa phase de doute initiale, Descartes mettait tout en question ; peut-être était-il en train de rêver, son existence n'était peut-être pas celle qu'il pensait, peut-être même qu'un mauvais génie tout-puissant lui faisait croire que 2+2=4 alors que c'était en réalité faux. Il sortira de cette phase de doute en "démontrant" l'existence d'un dieu parfait, qui ne pourrait donc pas vouloir tromper les hommes. Pour ce faire, il argumentera que l'idée d'infini ne peut pas venir à la conscience de l'homme, fini, et qu'elle ne peut donc y avoir été mise que par un être infini, Dieu.

Ce doute sur la réalité de ce qui nous entoure n'était pas nouveau. Déjà Platon postulait que le monde accessible à nos sens n'était que le reflet du monde réel, celui des Idées, qui contenait l'essence des choses. Dans le mythe de la caverne, il comparait notre monde à une caverne au fond de laquelle nous serions enchaînés ; nous ne pourrions voir que le mur de la caverne sur lequel seraient projetées des ombres que nous prendrions pour la réalité. Le mythe de la caverne a été récemment transposé dans le film "Matrix", dans lequel les hommes vivent dans un monde virtuel, qu'ils prennent pour le monde réel, alors que seuls quelques privilégiés ont accès au véritable monde réel.

Cependant, il n'est pas évident que le doute soit la meilleure manière de poser les bases philosophiques dont nous aurons besoin pour nos réflexions. En effet, Descartes nous montre que ce doute radical conduit à un puits quasiment sans fond dont il ne sort qu'à l'aide d'une pirouette contrastant fort dans sa légèreté avec la profondeur du début de sa réflexion. Mais comment, si on abandonne ce doute, être certain de ne pas bâtir sur du sable ? En fait, nous n'en aurons aucune certitude, il faudra au moins provisoirement s'en contenter. Remarquons quand même au passage que les remparts du Mont Saint-Michel ont été construits sur du sable, et que c'est cette caractéristique qui lui a valu, selon les spécialistes, de résister aussi bien, mieux peut-être que s'ils avaient été construits sur du roc.

La conscience

Le premier concept dont nous pouvons être certains est celui de Descartes, l'existence de la conscience, résumé dans la fameuse phrase "je pense donc je suis". Mais la conscience elle-même ne serait-elle pas une illusion ? en fait, la notion même d'illusion repose sur l'existence de quelque chose capable d'être victime de l'illusion, et dans ce cas, nous pourrons toujours nommer ce quelque chose "conscience".

Quelle est la nature de la conscience ? A cette question, nous essaierons de répondre dans la suite de notre réflexion, mais il est d'ores et déjà quasiment assuré qu'il s'agit d'un concept émergeant des mécanismes extrêmement complexes du cerveau. Les progrès de la Science, notamment celui des neurosciences, mais aussi quelques observations toutes simples nous démontrent indubitablement ce fait, éliminant du même coup la notion d'esprit séparé qui serait aux manettes de notre corps comme le pensait Bergson.

Cependant, cet aspect purement matériel de la conscience n'élimine pas pour autant toute notion d'Être, de spiritualité et de valeurs. Mais ces concepts devront être analysés à la lumière du fait qu'ils ne dépendent pas d'une entité supérieure qui nous les aurait insufflés, et qu'ils ont eux aussi émergé de la complexité de l'organisation de la nature et de la société.

Ce concept d'émergence est déjà intéressant en lui-même. Il permet, en s'appuyant sur des concepts plus basiques, de dégager des nouveaux concepts, plus synthétiques et mieux à même de décrire et représenter des phénomènes complexes. Ce passage s'accompagne en fait de l'abandon de valeurs non significatives au profit d'une vue d'ensemble, souvent de nature organisationnelle. Du fait que ce concept émergeant est lié à l'organisation du support sous-jacent, il en devient largement indépendant, et il peut même être envisagé qu'une organisation similaire puisse être appliquée à un support complètement différent. C'est cet espoir qui sous-tend par exemple les recherches sur l'Intelligence Artificielle.

Cependant, il est vrai que l'émergence de la conscience d'un simple amas de cellules est difficilement accessible à l'intuition. Il faut pour cela se dire que le cerveau est constitué de 100 milliards de neurones, chacun relié à 100 000 autres neurones par des synapses, ce qui nous fait le nombre impressionnant de 10 millions de milliards de synapses (1 suivi de 15 zéros), ce nombre représentant 10 fois le nombre d'heures écoulées depuis le Big-bang. (Nota : il est possible que ces chiffres ne soient pas totalement exacts, car ils évoluent au gré des progrès des Sciences). Chaque synapse permet de transmettre l'influx nerveux d'un neurone à l'autre avec une capacité variable dépendant de nombreux paramètres. Les neurosciences s'attachent à une description essentiellement fonctionnelle du cerveau, la plupart des concepts attachés à la conscience n'étant pas mesurables directement, mais uniquement par des signes externes ou des mesures d'activité de telle ou telle région du cerveau.

De la même manière qu'en observant individuellement chaque molécule composant une table en bois, il est difficile d'en saisir l'usage, il est quasiment impossible de saisir les concepts manipulés par notre conscience, même si nous comprenions parfaitement tous les mécanismes du cerveau, ce qui est loin d'être aujourd'hui le cas. Cependant, nous ne pouvons pas non plus ignorer totalement les concepts sous-jacents de la conscience lorsque nous l'étudions. Il faut parfois remonter aux sources de tel ou tel phénomène observé afin de mieux le comprendre ; comment par exemple comprendre la dépendance vis-à-vis de la cigarette ou d'autres drogues si on ne connaît pas les effets des substances actives de ces drogues sur les mécanismes intimes du cerveau ?

Mais le plus souvent, l'émergence de la conscience permet de manipuler des concepts de haut niveau n'ayant plus qu'un très lointain rapport avec leur origine organique. A partir de ce concept émergeront de nouveaux concepts, des sentiments, des valeurs, des comportements, et bien sûr avant tout la notion de Société, ensemble d'hommes conscients en constante interaction (et d'ailleurs, les relations humaines sont nécessaires au bon fonctionnement de la conscience). Partout où la conscience intervient, la modélisation des phénomènes devient beaucoup plus complexe, aléatoire, voire impossible. Ceci explique le relatif échec de l'économie comme science, car jamais personne n'est capable de prédire avec certitude le réaction des hommes qui sont la composante fondamentale de cette "science". Les citoyens vont-ils consommer ou épargner ? comment vont se comporter les spéculateurs à la bourse ? à chaque fois, le facteur humain est largement prépondérant, rendant toute prédiction hasardeuse.

Cependant, le fonctionnement de la conscience n'est pas totalement aléatoire. On peut généralement dégager de grandes lignes dans le comportement des gens, au moins statistiquement. Beaucoup de penseurs ont réfléchi à ce problème, et essayé de mettre en évidence des mécanismes sous-jacents de notre conscience permettant d'expliquer certains comportements, voire de les prédire dans une certaine mesure.

Les faits

L'autre concept que nous accepterons est l'ensemble des faits observés. Plus encore que pour la conscience, l'acceptation de ce concept pose de nombreux problèmes qu'il ne faut pas sous-estimer. Le premier est bien entendu lié à la limitation de nos sens, ainsi qu'à la capacité limitée de notre cerveau d'interpréter correctement les informations reçues de l'extérieur.

Nous ne nous étendrons pas sur les limites de nos sens, que chacun connaît. Nos yeux ne perçoivent qu'une gamme très étroite de rayonnements électromagnétiques, située entre le rouge et le violet ; et encore faut-il ajouter que notre perception des couleurs est également limitée du fait que notre rétine ne possède que trois types de récepteurs pour la couleur, ce qui explique que nous soyons par exemple incapables de faire la différence entre une couleur jaune et un mélange de couleurs rouge et verte. Notre persistance rétinienne nous empêche par ailleurs de voir des images trop rapides. Ces défauts sont d'une certaine manière utiles, car ils sont à la base de toute reproduction d'images animées, cinéma comme télévision. Notre ouïe est également limitée dans la plage de fréquence des sons qu'elle peut percevoir, entre infrasons et ultrasons. Notre goût est le plus limité des sens, même s'il distingue en réalité plus que les classiques 4 saveurs (sucré, salé, acide, amer) ; il est généralement associé à l'odorat, sensible à une grande palette d'odeurs, mais beaucoup moins que l'odorat de certains animaux. Le toucher est quant à lui relativement imprécis, que ce soit pour la sensation de pression ou de température.

Le traitement par le cerveau des informations en provenance des sens n'est pas non plus au-dessus de tout soupçon. L'existence d'illusions d'optique, mais également d'illusions sonores ou même des autres sens nous rappelle que le cerveau n'est pas un simple centre d'enregistrement ou de transmission (à qui ?) des informations reçues, mais plutôt une unité de traitement de l'information extrêmement sophistiquée dont certains mécanismes peuvent être mis en défaut dans des situations limite ou même carrément par des pièges habilement conçus.

Au-delà de ce qu'on pourrait appeler des bugs (erreurs de programmation), le cerveau a une nette tendance à essayer d'interpréter tout ce qu'il perçoit, même lorsqu'il n'y a rien à interpréter. Tout le monde connaît les tests de Rorschach consistant à essayer d'interpréter des tâches d'encre a priori sans signification. En dehors de ces tests, il suffit parfois de quelques tâches d'humidité sur un mur ou d'un nuage de forme suggestive pour donner lieu à des "apparitions", comme par exemple une tête de démon dans la fumée dégagée des tours du World Trade Center lors de leur destruction.

Pour pallier toutes ces limitations, les observations doivent les prendre en compte, en s'aidant d'outils appropriés et surtout en s'évitant toute interprétation précipitée. C'est ainsi que si l'on voit une lumière suivre un itinéraire insolite dans le ciel, l'observation consistera à décrire les caractéristiques de la lumière et sa trajectoire, et non à déclarer qu'on a vu une soucoupe volante.

L'usage d'outils dans l'observation va souvent de soi ; nul ne songerait à mesurer une longueur à l'oeil nu, sans s'aider d'un outil adéquat, règle, mètre ruban ou autre. Nul ne songerait à chronométrer un coureur sur 100 mètres en comptant dans sa tête. Les outils doivent également être adaptés à la qualité de l'observation ; un double décimètre sera de peu d'utilité dans l'usinage d'une pièce au micron près. La mesure est rarement une action absolue (sauf dans le cas d'une mesure de type tout ou rien, dans laquelle il s'agit de déterminer si un événement donné se produit ou non), mais en fait une comparaison de l'objet à mesurer avec un étalon arbitraire. La longueur du mètre a été choisie de manière arbitraire, la masse du kilogramme également, ainsi que la durée de la seconde. D'autres unités se déduisent des unités de base, comme la vitesse à partir de la longueur et du temps.

Les scientifiques complètent l'observation par l'expérience. L'expérience est en fait une observation dans laquelle le maximum de paramètres sont fixés, du moins parmi ceux qui sont susceptibles d'avoir une influence sur le résultat. L'expérience permet l'exhaustivité des observations en faisant varier indépendamment les paramètres et en observant les conséquences de ces variations. L'expérience permet au scientifique de ne pas être tributaire du hasard pour ses observations. Évidemment, il n'est pas toujours possible de fixer tous les paramètres et il faut alors attendre le bon vouloir de la nature pour pouvoir éventuellement observer le phénomène étudié ; au moins faut-il avoir préparé au mieux les conditions de l'observation de ce phénomène, lorsqu'il se produira, s'il se produit.

Une fois toutes ces précisions données, il peut subsister quelques doutes sur la réalité des faits sur lesquels on se basera. Il s'agit tout d'abord d'un doute sur l'existence de la réalité elle-même. Ce doute a largement été entretenu par de nombreux philosophes, à commencer par Platon dans le mythe de la caverne. De nombreux auteurs de Science-fiction ont également brodé sur le thème de l'illusion, la réalité que nous percevons étant alors une réalité virtuelle directement envoyée dans notre cerveau par une machine destinée à nous masquer le monde réel. Dans les hypothèses les plus poussées, le cerveau lui-même n'existe plus, et tout notre univers, nous compris, n'est plus qu'un ensemble de données informatiques dans un immense simulateur. Le film Matrix, même s'il ne va pas si loin, nous montre par son succès que cette hypothèse séduit beaucoup de personnes.

On pourrait également avoir un doute sur la réalité de l'univers tel que décrit par les scientifiques. Après tout, personne n'a jamais admiré un atome de près, peu de gens sont allés sur la Lune ou même dans l'espace. Comment être sûr que l'Univers est bien tel que nous le décrivent les scientifiques, que la Terre tourne bien autour du Soleil, et que l'espace-temps se déforme au contact d'objets massifs ? Dans la majorité des cas, les doutes sont dissipés par la cohérence de la description scientifique, corrélée avec nos observations et les applications pratiques des connaissances scientifiques. On peut douter du bien fondé de la mécanique quantique, mais dans ce cas, on ne peut plus expliquer comment fonctionne le laser, ni même comment il est apparu. Il existe d'ailleurs plusieurs controverses entre scientifiques, notamment sur la fusion froide ou la mémoire de l'eau, sans parler bien entendu des innombrables farfelus qui découvrent tous les jours une nouvelle théorie sur le fonctionnement de l'Univers, en balayant d'un revers dédaigneux de la main toutes les lois physiques tenues jusqu'ici pour acquises.

Il faut cependant garder une attitude positive, et ne pas rejeter sans distinction tous les faits sous prétexte qu'il y a risque d'illusion, d'erreur ou de tromperie. L'attitude scientifique est de tenir pour acquis une théorie tant qu'elle n'a pas été invalidée par les faits, à la condition toutefois qu'une telle invalidation puisse être au moins envisageable (on parle de la réfutabilité de la théorie). Cette attitude, la plus raisonnable, sera également la nôtre.

La méthode

Nous avons donc défini deux concepts : la conscience, et les faits matériels.

Ces concepts pourront être utilisés en utilisant des raisonnements logiques ou en formulant des hypothèses si possible réfutables permettant une modélisation de certains faits ou le développement de nouveaux concepts.

Les faits relevant de la Science seront traités par cette dernière, le but de notre réflexion n'étant pas de s'y substituer, même si certains aspects pourront être abordés ou examinés sous un angle original.

Hors du cadre strict de la Science, il faudra cependant être conscient que des concessions devront être faites à la rigueur scientifique, que des preuves pourront être remplacées par des faisceaux convergents de présomptions, que les règles ne seront jamais absolues et pourront être contournées dans certaines conditions. Sans ces concessions, le raisonnement resterait cantonné au domaine strict de la Science, il serait quasiment impossible de parler de liberté, d'éthique ou de valeurs humaines. Le revers de la médaille est bien entendu que ces concessions ne nous permettront pas d'obtenir un résultat ayant la force d'une théorie scientifique.

Cependant, avant d'examiner quelles libertés nous pourrons prendre avec les règles du raisonnement scientifique, il n'est pas inutile de rappeler brièvement ces règles. Le coeur de ces règles, surtout en physique, est constitué par les mathématiques.

Les mathématiques

Les Mathématiques pourraient presque prétendre au statut d'outil universel. En effet, elles sont purement abstraites et formelles. Elles ne sont qu'un ensemble de règles permettant de combiner entre eux des axiomes arbitraires pour obtenir des résultats, les théorèmes. Cependant, l'ensemble des axiomes de départ ne peut pas être tout à fait quelconque : il doit permettre de générer un système cohérent, sans contradictions internes. Quelques déboires célèbres, notamment sur la théorie des ensembles, ont montré que cette exigence n'était pas si triviale.

Ces restrictions mises à part, les mathématiques ne sont absolument pas liées aux contraintes d'un monde réel. Des espaces à plus de 3 ou 4 dimensions peuvent être définis sans problème autre que celui d'arriver à s'en faire une représentation mentale, le nombre de dimensions peut même ne pas être entier (les fractales). L'infini peut être manipulé pour peu que l'on ait défini les règles de sa manipulation, et il y a même plusieurs infinis (le dénombrable, le continu, etc...).

Mais pourrions-nous être abusés par une illusion qui nous ferait croire que 2+2=4 alors qu'en réalité 2+2=5 ? en fait, cette question n'a pas de sens. Tous les concepts employés, "+", "2", "4" ne résultent que de conventions et de règles acceptées et partagées. D'ailleurs, les Romains ne notaient pas les nombres selon les mêmes conventions, les Arabes ont également une une autre notation (ils n'utilisent pas ce que nous nommons les chiffres arabes !), beaucoup de notations existent ou ont existé, même si c'est celle qui nous est familière qui est la plus répandue, notamment dans le domaine de la Science. On pourrait très bien imaginer un système de notation dans une autre langue où tous les chiffres s'écriraient comme pour nous, sauf le "4" et le "5" qui seraient permutés. Dans cette langue, l'expression 2+2=5 serait alors correcte. On pourrait tenir un discours analogue en ce qui concerne l'opérateur "+". Notons quand même aussi que 4 peut s'écrire "100" en binaire, notation couramment employée dans le monde de l'informatique. L'important est de savoir sans ambiguïté dans quel contexte on se situe lorsqu'on tient un raisonnement ; pour cela, il est pratique de prédéfinir des contextes, et même un contexte par défaut. Quand on dit que 4 s'écrit "100" en binaire, le mot "binaire" lui-même nomme un contexte particulier qui évite de rappeler les règles d'écriture des nombres binaires in extenso. Si on écrit "2+2=4" sans plus de précision, le contexte par défaut s'applique, celui utilisé dans la vie de tous les jours, dans lequel non seulement les notations des nombres ont leur signification courante, mais également l'addition, tellement évidente pour nous que nous ne nous interrogeons plus, beaucoup moins facile pour les jeunes enfants qui doivent apprendre les tables d'addition et de multiplication implicitement cachées derrière ces innocents signes "+" ou "x".

Les mathématiques sont donc avant tout un ensemble de tautologies, d'évidences, permettant de passer d'un énoncé à un autre énoncé équivalent, mais plus exploitable. Ils constituent donc avant tout un formidable outil au service de la Science, mais aussi d'autres disciplines plus quotidiennes, la comptabilité par exemple. C'est aussi le support souvent incontournable de la modélisation de phénomènes scientifiques.

Mais les mathématiques réservent des surprises au niveau conceptuel même. Des paradoxes surgissent là où on les attend le moins ; la théorie initiale des ensembles, simple, trop simple, s'est avérée incohérente (le fameux paradoxe de l'ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes : cet ensemble se contient-il lui-même ?), et le théorème de Goedel a fini de lézarder ce qui se voulait une construction sans faille en montrant que dans tout système formel non contradictoire contenant le langage de l'arithmétique, il existe une proposition indémontrable dans ce système formel.

D'autres aspects des mathématiques sont également étonnants. Ainsi, la rigueur et l'ordonnancement apparents du formalisme mathématique semblent se fendiller devant les théories du chaos ou devant les fractales. On s'aperçoit alors qu'aucun raisonnement connu à ce jour permet de prévoir le comportement de certaines séries numériques pourtant extrêmement simples, dans lesquelles par exemple le terme suivant s'obtient du précédent par un polynôme de degré 2 (Voir article sur le chaos). La seule méthode pour connaître ce comportement reste de calculer les termes par ordinateur et d'en tirer un graphique, souvent très esthétique. Cependant, même cette méthode ne permet que d'effleurer le problème, à cause des limitations intrinsèques des ordinateurs, la montée en puissance de ces derniers ne faisant que repousser légèrement les limites.

L'utilisation pratique des mathématiques

Si les mathématiques sont abstraites, comment les utiliser pour manipuler des faits concrets ? il faut pour cela modéliser les phénomènes à étudier afin d'établir une correspondance biunivoque entre un concept réel et un concept mathématique. Une fois cette correspondance établie, les concepts réels pourront être traduits en concepts mathématiques pour être manipulés avant que le résultat ne soit retraduit en concepts concrets.

La principale difficulté est donc l'établissement de cette correspondance biunivoque, d'autant que souvent, certains concepts sont implicites dans le monde réel alors qu'en mathématiques, rien n'est implicite. Lorsqu'on effectue des calculs mathématiques dans le cadre d'un problème physique, il est fréquent de devoir éliminer des solutions correctes mathématiquement, mais dépourvues de sens en physique. Prenons en exemple un problème simple :

La somme des âges d'un père et de son fils est de 50, et le produit de leurs âges est 400. Quel sont leurs âges respectifs ?

La modélisation du problème sera : x+y=50 xy=400

Mathématiquement, ce problème a deux solutions : x=10 y=40 ou x=40 y=10

Cependant, nous devrons éliminer la solution dans laquelle l'âge du père est de 10 ans. Les mathématiques ne sont pas en cause, mais on a oublié dans la modélisation une hypothèse implicite précisant qu'un père était plus âgé que son fils. Il est cependant complexe et souvent inutile d'ajouter ces hypothèses implicites dès le début et souvent plus simple de passer les solutions au crible de la conformité au monde réel.

Il arrive cependant que la modélisation d'un problème soit beaucoup moins évidente. Comment modéliser un jeu de Rubiks Cube ? comment modéliser les différents types de noeuds de cravate (si, si, cela a été fait !) ? Plusieurs modélisations peuvent être possibles, mais certaines permettent une résolution plus facile du problème que d'autres. Remarquons que le problème de la modélisation mathématique est très similaire à la modélisation informatique, ce qui s'explique logiquement du fait qu'un logiciel, comme les mathématiques, ne sait manipuler que des concepts et des règles simples.

Certains concepts pourtant familiers sont quant à aux quasiment impossibles à modéliser. L'art, la beauté, les valeurs morales échappent aujourd'hui à toute tentative de réduction à des formules mathématiques, d'autant plus qu'elles ne sont pas toujours appréciées de manière identique selon les personnes.

Il apparaît donc que les mathématiques risquent de rester marginales dans une réflexion philosophique, qui portera généralement sur des sujets non scientifiques, ou sous-traitera à la Science le soin d'établir tel ou tel résultat utilisable par la suite dans la réflexion. La question est alors de savoir comment le philosophe pourra raisonner valablement, privé du secours d'un outil éprouvé pour le faire. La réponse résidera dans la rigueur du raisonnement, dans l'addition des présomptions lorsque aucune preuve formelle ne pourra être obtenue. Le raisonnement devra être étayé au maximum, et chaque phrase du raisonnement devra posséder un sens aisément accessible à toute personne en prenant connaissance. L'ambiguïté devra être bannie, les termes utilisés définis le plus précisément possible.

Domaines de réflexion

Si à l'origine, la philosophie couvrait tous les domaines du savoir, la Science s'en est détachée aux XVIe et XVIIe siècles avec Copernic et Descartes. La Science a connu depuis un succès et un développement foudroyants, grâce à l'observation et à l'expérimentation, et a malheureusement relégué la philosophie à un petit groupe d'intellectuels. La philosophie n'a pas su se doter d'un référentiel minimum et de sens critique permettant de repérer un vrai raisonnement philosophique d'une suite de mots sans signification, malgré les efforts de la philosophie analytique et plus particulièrement ceux de Wittgenstein. On peut imaginer que ce dernier aurait bien ri du canular d'Alan Sokal qui a réussi à publier dans une revue culturelle respectée une parodie de texte philosophique.

On peut donc essayer de positionner les domaines philosophiques par rapport à la Science. Nous pourrons distinguer les domaines de réflexion connexes à la Science des domaines plus éloignés de celle-ci.

Les domaines connexes de réflexion sont en fait une réflexion sur les conséquences des découvertes scientifiques. L'attitude scientifique est malheureusement souvent de se contenter de la bonne adéquation de la théorie à la réalité. L'interprétation est souvent dédaignée par les scientifiques, surtout dans des domaines non intuitifs comme la mécanique quantique. Le phénomène sous-jacent ne l'intéresse que peu si aucune expérience n'est possible pour l'étudier. La décohérence d'une fonction d'onde a fait et fait encore couler beaucoup d'encre, les hypothèses les plus folles étant envisagées, information remontant le temps, univers parallèle ou effet de la conscience sur les phénomènes physiques. De nombreux scientifiques ont cependant estimé que c'était là beaucoup de bruit pour rien puisque les équations fonctionnaient, même si on ne comprenait pas comment. On atteint là les frontières de la Science (frontière est un terme plus approprié que limite qui a une connotation négative).

Le relais est donc pris par le philosophe qui pourra essayer de pousser plus loin le raisonnement. Ce raisonnement sera nécessairement non réfutable, puisque non scientifique par définition. On pourrait cependant imaginer qu'il puisse un jour devenir réfutable, en imaginant une expérience permettant de confirmer ou d'invalider le raisonnement, ce qui reviendrait alors à étendre le domaine scientifique.

D'autres domaines de réflexion sont beaucoup plus éloignés des théories scientifiques, bien que pouvant s'appuyer sur elles. Il s'agit de domaines plus lié à l'être humain, à ses valeurs. Les valeurs, le Bien et le Mal sont quelques uns des domaines de prédilection des philosophes depuis l'Antiquité. Le Philosophe a là un immense terrain à peine défriché où toute idée novatrice pourra être la bienvenue.

Mais toute réflexion philosophique ne peut prendre de valeur qu'en étant diffusée, relue, et discutée. Il semblerait que notre cerveau, pour comprendre une scène qu'il voit, la rejoue intérieurement. Il en va de même d'une lecture philosophique, les concepts lus devant être intégrés et passés au crible de notre intelligence. Il ne suffit pas d'être d'accord ou non avec une idée, il faut pouvoir expliquer pourquoi, et pouvoir défendre son point de vue. Les discussions sont de ce point de vue irremplaçables, discussions avec d'autres, mais également avec soi-même.

 

Hervé Jamet
Juin 2004

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